« La narratrice sans visage » dixit Isabelle Sorente est en proie à un épuisement qui la pousse à revoir sa vie dans sa globalité. A cheval sur plusieurs jobs, sans cesse en train de courir, plus le temps pour rien, toujours à stresser pour le lendemain, pour la masse colossale des tâches qui l’attendent, elle n’en peut plus. C’est le burn-out. Devant le constat de son médecin, la narratrice s’arrête et prend le temps de réfléchir à une manière de sauver sa peau. Sa quête spirituelle, elle va la trouver à travers l’instruction : « un mystérieux exercice d’empathie pratiqué par d’anciens maîtres nomades, consistant à s’imaginer à la place d’un animal conduit à l’abattoir ». L’empathie est au cœur de ce roman témoignage. C’est troublant, c’est puissant, ça commence déjà fort… lisez la première page, vous serez au cœur même de cette empathie. (Maître Oiseau, Maître Escargot, Maître Truie, ces réminiscences m’ont bouleversée…) Se mettre à la place d’autrui, c’est ça l’empathie. Cet exercice va la conduire très loin car Isabelle veut savoir si les animaux ont une âme.
« Le mot burn-out n’est jamais traduit. Le médecin a parlé d’épuisement, épuisement professionnel, comme si les flammes n’existaient pas. On ne les voit pas grandir à l’intérieur, on ne les entend pas crépiter, on ne les voit pas danser, on comprend quand c’est trop tard – quand tout est gris et consumé. »
C’est dans une usine de production porchère qu’elle va expérimenter l’instruction. Ces pages au centre de cette usine sont décrites sans état d’âme, plutôt cliniquement mais ça n’en reste pas moins une vérité des plus dérangeante et écœurante. Quinze mille porcs entassés qui ne verront jamais la lumière du jour et ne vivront que six mois. Ce sont les condamnés. Pour que la productivité soit à son apogée, balayons l’empathie, les sentiments et les larmichettes. Ils sont six porchers à travailler dans cette usine. Comment font-ils pour travailler dans cet enfer? Comment font-ils après, la nuit ? Avec leur femme, leurs enfants? Parce que pour Isabelle ça va mal. Les images de cette usine la hantent et la plongent dans des nuits turbulentes, cauchemardesques. La réalité à l’extérieur n’est pas mieux. La narratrice voit et analyse tout. Pourquoi une mère peut-elle rassurer son enfant qui pleure alors qu’on arrache les porcelets à leur mère seulement après trois semaines et ça crie, ça hurle. Empathie, empathie…
» On exploite le gros bétail et les moutons jusqu’à la mort. Quand ils sont trop vieux, on les tue ou on les vend. De toute façon, ils sont promis à la boucherie et la mort naturelle leur est inconnue. Ainsi les animaux vivent-t-ils dans d’inconcevables souffrances. Quand nous voyons un être torturé de la sorte, mettons-nous mentalement à sa place et pensons dans le détail à tout ce qu’il subit ».
Que ce soit seule ou auprès de son mari Jean, de son amie Grace, la narratrice va décortiquer cette mise à nu de l’empathie dans ses moindres recoins. Le réchauffement climatique, la société qui part à vau-l’eau, la désacralisation de l’alimentation, la surconsommation, le roman est truffé de réflexions métaphysiques.
C’est un roman drastiquement d’actualité mais qui mérite toute notre concentration. De nombreux passages m’ont demandé plusieurs relectures tant ils étaient complexes mais toujours pertinents. Il donne matière à réfléchir sur nos habitudes alimentaires, nos vies qui vont trop vite, notre rapport aux animaux. L’autrice ne cherche pas à nous convertir au végétarisme. Elle se place en éclaireuse et c’en est effrayant. Titiller, secouer la conscience, ça ne fait pas du bien. Appeler à l’empathie, c’est un peu détourner sa propre souffrance. C’est du moins ainsi que j’ai perçu la quête spirituelle, l’instruction de l’autrice. Détourner sa souffrance, ressentir celle des autres, même des porcs, ça éveille une série d’instructions, appelons cela des informations métaphysiques sur nos modes de fonctionnement. Et toutes ces informations permettent de se concentrer sur autre chose que soi-même, sur autre chose que sa propre souffrance.
J’ai commencé ce livre en lisant plus de sa moitié d’une traite. J’imaginais déjà un coup de cœur de plus mais j’avoue que la seconde partie m’a un peu perdue. Ne voyant pas très bien où l’autrice m’emmenait dans ses conclusions. Ma concentration n’était peut-être pas à son meilleur niveau, les pensées théoriques sont parfois très difficiles à suivre.
Dans l’ensemble, L’instruction est un très bon livre qui se lit véritablement comme une expérience introspective à part entière. Ce livre, il faut en faire quelque chose. Ne le lisez pas pour vous détendre, là n’est pas sa mission à mon humble avis. Lisez-le pour vous connecter à votre âme, à l’essence même de vos émotions, pour écouter et réfléchir à votre mode de vie, penser un peu plus au bien-être animal, réapprendre l’empathie. Lisez-le pour l’érudition qui s’en dégage et en fait une très grande déclaration d’amour à la littérature.
« Au moment où j’écris ces lignes, la Terre flambe et des oiseaux morts tombent du ciel. Aux portes de nos villes, les villes animales prolifèrent comme autant de cercles de l’enfer. Quant à nous, nous courons, courons comme de grands animaux égarés ».